50 ans du BRAL : An & Sophie

06/11/2024

Dans notre kot, An et Sophie sont revenues sur le « Commons Josaphat », Tour et Taxis et le rôle de la participation citoyenne dans les plans de développement urbain. Elles ont longtemps travaillé ensemble sur le projet et les plans du site Josaphat. Des retrouvailles heureuses qui rappellent de bons souvenirs.

bio Sophie

« Le droit à la ville » est le fil conducteur du parcours professionnel et militant de Sophie Ghyselen. En tant qu'activiste urbaine, elle est impliquée dans plusieurs initiatives de biens communs telles que Commons Josaphat, Beescoop et d'autres collectifs de citoyens plus petits. Dans le cadre de son emploi actuel au Community Land Trust Brussels, et auparavant en tant qu'architecte, elle milite en faveur de logements innovants et abordables et d'un urbanisme inclusif.

 

bio An

An Descheemaeker a travaillé pendant 14 ans pour le BRAL, dont 10 ans en tant que coordinatrice. Elle a notamment contribué au développement d'une ligne de tram le long de Tour et Taxis, d'une zone piétonne dans le centre-ville et d'une plus grande participation aux plans d'urbanisme, comme ceux du site Josaphat. Depuis 2019, elle travaille comme chef de cabinet de l'échevin de la mobilité Bart Dhondt.

 

An

Comment as-tu pris contact pour la première fois avec le BRAL ?

Sophie

Cela doit remonter à mes études d’architecture, lorsque j'ai travaillé sur mon mémoire portant sur les contrats de quartier. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à explorer les archives d’ALERT.

An

Avais-tu déjà une idée de ce que faisait le BRAL à l’époque ?

Sophie

Oui, je crois que c’était assez clair. . Ce qui m’avait surtout marqué, c’était la manière dont BRAL s’efforçait de connecter différentes personnes — citoyens, autorités publiques, acteurs locaux — pour générer un débat intéressant. Par exemple, le projet autour de Tour et Taxis a été fascinant : voir que cela a pris des décennies pour en arriver au site actuel. Le parc y est bien plus petit que BRAL l’avait imaginé, mais il est là.

An

Et tu as par la suite aussi pris contact avec BRAL en tant que citoyenne, en tant que Bruxelloise engagée…

Sophie

Oui, c’était à travers le collectif « Commons Josaphat », qui rassemblait différents acteurs ayant un intérêt commun pour l’urbanisme et les biens communs, et qui pensaient : « Nous devons faire quelque chose ensemble ici ». Une étudeportait sur les terrains vacants, et c’est comme cela que nous avons commencé à travailler sur Josaphat. Le BRAL s’y est ensuite pleinement impliqué.

An

Si je me souviens bien, vous aviez contacté le BRAL pour réfléchir à la manière dont nous pourrions intégrer ces biens communs dans le développement urbain, en croisant notre expertise et notre connaissance des capacités régionales.

Sophie

Au final, plus d'une décennie s'est écoulée et le quartier, qui devait voir le jour rapidement, n’existe toujours pas. Nous sommes maintenant en 2024, et il n’y a toujours aucun bâtiment, mais un magnifique espace naturel s’est développé et la conscience des enjeux a grandi. Cela a suscité des ajustements dans le plan directeur et ouvert des débats intéressants. Prendre le temps de réfléchir à un projet peut souvent enrichir l’approche urbanistique.

Pour le gouvernement de l'époque, la situation était très claire : c'est le gouvernement ou le privé qui fait la ville.
An 

An

Josaphat est un excellent exemple de la manière dont le BRAL fonctionne et des sujets qu'il aborde. Ce qui était formidable, c'est que cette démarche vienne de citoyens bruxellois qui ressentaient le besoin de modeler la ville autrement, sans impulsion directe du secteur public ou privé. 

La nouveauté de « Commons Josaphat » résidait dans le fait qu’il ne s’agissait pas seulement de faire des manifestes pour dicter aux autorités ce qu'elles devaient faire, mais d'élaborer ensemble un plan et de réaliser cette coproduction. Nous nous sommes heurtés à un mur du côté du gouvernement. Lors d’un débat politique, quand nous avons demandé : « Qu’entend-on par biens communs ? », aucun parti n’a su répondre. C’était triste à voir. Pour le gouvernement de l'époque, la situation était très claire : c'est le gouvernement ou le privé qui fait la ville. 

Sophie

Ailleurs, le concept des biens communs était déjà mieux connu, ce qui nous a beaucoup inspirés. Ici, ce n'était pas du tout le cas. Quelques années plus tard, on voit que le gouvernement commence à soutenir les biens communs et à en percevoir les aspects positifs. Il en va de même pour les coopératives de logement. Dix ans après avoir présenté le modèle suisse de coopérative d'habitation « Kalkbreite » au cabinet du ministre Vervoort, plusieurs politiciens et architectes recommandent désormais les coopératives d’habitation. C’est plaisant de voir comment ces idées finissent par prendre racine et inspirer. Maintenant, il ne manque plus que des fonds.

 

In case of emergency

Avec « Commons Josaphat », nous étions souvent invités à l’étranger, car notre slogan « In case of emergency, make your own city » (En cas d’urgence, créez votre propre ville) parlait à beaucoup de gens. Nous avons même vu nos autocollants à Bologne et Paris !

 

An

Uiteindelijk zagen ze toch in dat het niet een of-of-verhaal maar een en-en-verhaal is. Dat is toch een mentaliteitswijziging die we hebben kunnen verwezenlijken. 

Sophie

Tu te souviens de la campagne que nous avons lancée avec ce fameux poster ? Nous avions organisé une cérémonie d’ouverture, avec une pelle derrière une vitre que nous avons ensuite brisée au marteau pour symboliser le début des travaux.

An

Oui ! Nous avions même invité la presse pour l’occasion. 

Sophie

Lorsque nous avons réfléchi à l’aménagement d’un site tel que Josaphat, le BRAL nous a également beaucoup soutenus. Il n’a jamais été question de faire un « contre-projet », mais de voir comment collaborer de manière constructive. C’est ainsi que notre fameux « livret rose » est né, contenant toutes sortes de recommandations sur neuf thèmes, dont la santé. Nous avons ensuite collaboré avec un médecin pionnier dans la création de maisons médicales, et organisé des expositions photos dans différents centres de santé. Ce livret comportait des propositions très intéressantes, tout en intégrant les habitants dans notre réflexion.

An

Nous avons organisé des séances avec différents groupes de travail un peu partout en ville, ce qui a abouti à notre marathon d’écriture au Bozar. Commons Josaphat y avait aussi un espace pour répondre aux grands défis actuels. Ce fut un moment extraordinaire, plein d’énergie. Nous étions tous épuisés, mais ravis et très enthousiastes !

Sophie

L’idée venait de l’un de nos hackers du collectif. Le principe était simple : nous nous enfermions et passions des heures ensemble à rédiger nos textes. Et cela se passait au Bozar, dans cette magnifique salle. C’était un moment intense.

Il semblait aller dans la bonne direction en nommant des conservateurs pour l'utilisation temporaire, mais il s'est avéré qu'il ne s'agissait que d'une question de marketing urbain.
Sophie

Quand nous avons présenté ce livret rose au cabinet, c’était précieux d’avoir le BRAL avec nous, grâce à tous vos contacts et conseils, sur des questions comme : « Avec qui faut-il s’entretenir ? » ou « Comment s’adresser au gouvernement ? ». L’un des principaux objectifs de Commons Josaphat était de montrer que l'on n’avait jamais communiqué correctement que 75 % des 32 hectares de propriété publique allaient être privatisés. 

An

Le concept de « logements publics » est aussi très vague. À quel public sont-ils destinés ? Il s'agit de logements développés par le gouvernement qui finissent sur le marché privé. 

Sophie

L’un des membres de notre collectif était un expert en Excel, et il a comparé les statistiques. En fin de compte, seuls 25% des logements publics sur les 50 % initialement prévus allaient être conservés, dont la moitié en logements sociaux. Le site, en réalité, ne resterait accessible qu’à 7% des Bruxellois, les 7% les plus riches ! C’était intéressant de comprendre la logique immobilière en tant que citoyen. C'est pourquoi nous avons aussi demandé au gouvernement de faire de ce terrain un bien commun, pour qu'il reste dans ses mains tout en étant accessible à tous. 

Il existe de nombreux exemples montrant comment un gouvernement peut faire preuve de créativité à ce sujet. Aux États-Unis, on utilise depuis plus de cinquante ans des principes de baux emphytéotiques et de droits de superficie. On retrouve également dans l’histoire des biens communs des exemples de terres communales où paissaient vaches et moutons, gérées collectivement. Les possibilités sont nombreuses. 

An

C'est vrai ! Nous avons en effet mis en lumière ces possibilités. Bruxelles a peu d’expérience en matière d’imposition de conditions aux promoteurs privés. Nous voulions montrer que ce n’était pas irréaliste. Après avoir été ignorés, ils ont fini par voir à quel point tout était détaillé. À ce moment-là, ils ont pris peur et ont vu cela comme une menace pour leur modèle. 

Un autre axe fort était l’usage temporaire. On nous a imposé d’obtenir un statut officiel avant de pouvoir agir. Nous avons beaucoup débattu en interne, mais nous avons finalement cédé et créé une ASBL, surtout pour lancer cette initiative d’usage temporaire. En s’appuyant sur nos contacts locaux et notre vision, nous avons utilisé le site pour démarrer ce collectifet cette coproduction : construction collective avec des matériaux de récupération, potagers entretenus par les habitants, cuisine communautaire… 

 

Recup Kitchen

Avec Commons Josaphat, les choses ont été construites ensemble avec des matériaux de récupération, comme cette cuisine communautaire.
 

Sophie

C’était un moyen d’atteindre un large public. Le gouvernement nous reprochait d’être un groupe d’intellectuels. Ils n’avaient jamais vu autant d’intellectuels dans un potager ! Les jardins partagés et la cuisine collective ont ancré le projet localement, attirant les riverains qui ne savaient même pas qu’il existait un tel lieu. À un moment donné, nous avons mis en place une structure parlementaire pour établir des règles ensemble, en laissant à chacun un espace de liberté. Nous voulions prouver à la Région que gérer collectivement un bien commun n’était pas utopique. 

Aujourd’hui, dans d’autres projets urbains, ils nomment un gestionnaire pour l’usage temporaire dès le départ. Malheureusement, l’approche est totalement différente, car il s’agit souvent d’une société privée, dont l’objectif est la rentabilité. Les sites sont certes agréables, mais toujours orientés vers un but commercial, pour revaloriser un lieu délaissé. Cela semblait aller dans le bon sens, mais il s’agissait finalement de marketing urbain. 

An

Nous avions effectivement senti venir cela. Lorsque la SAU (Société d’aménagement urbain) nous a approchés pour superviser l’usage temporaire, nous avons refusé après de longues discussions internes. Le BRAL avait joué ce rôle entre 2005 et 2009 pour le compte du gouvernement. Après cette expérience, nous avons décidé de ne plus le refaire. Ce qui nous intéresse chez BRAL, c’est de soutenir les initiatives locales et d’établir un dialogue avec les autorités. Nous ne voulons pas d'un mandat gouvernemental pour organiser la participation ou l’usage temporaire de manière neutre. Le gouvernement n’a pas compris notre refus, ce qui a provoqué une rupture de confiance. Nous souhaitions collaborer, mais pas sous cette forme instrumentalisée.

Sophie

Un des projets majeurs sur lesquels nous avons travaillé était la création d’un bloc d’habitation modèle. Nous avions trouvé cinq partenaires crédibles, dont la coopérative Comensia, pour réfléchir à la réalisation d’un bloc de logements si un terrain nous était proposé. Nous voulions intégrer l’approche des biens communs, en nous inspirant du projet coopératif suisse « Kalkbreite ». Nous avons rédigé une lettre au Ministre-président, détaillant notre projet. En réponse, il a dit : « Nous voulons travailler avec Comensia, mais pas avec Commons Josaphat »… Nous étions complètement dégoûtés. C’est à ce moment-là que j’ai décidé, après cinq ans d’engagement avec Commons Josaphat, de chercher ailleurs. 

Avec certains de ces partenaires, nous avons trouvé des fonds européens pour créer le projet Calico à Forest, qui abrite un groupe de résidences communautaires, un groupe résidentiel féministe et Pass-ages, avec ses maisons de naissance et de fin de vie. C’est à plus petite échelle, avec 34 logements, alors que nous envisagions 100 logements pour Commons Josaphat. Mais ce projet a vu le jour en seulement trois ans, et aujourd’hui, des visiteurs viennent de toute l’Europe. Nous avons réussi. 

Depuis 1973, le BRAL a accumulé une immense expérience et des connaissances qui sont à la disposition des Bruxellois souhaitant changer la ville.
An

An

Et pendant ce temps, il n’y a toujours aucun plan clair pour Josaphat… 

Soutenir les habitants dans des initiatives nouvelles comme Commons Josaphat et créer des liens avec les pouvoirs publics, c’est le rôle que je vois pour le BRAL. Depuis 1973, le BRAL a accumulé une immense expérience et des connaissances qui sont à la disposition des Bruxellois souhaitant changer la ville. 

Sophie

C’était aussi très enrichissant pour notre collectif. La plupart d’entre nous étaient bénévoles, nous avons passé des heures à travailler ensemble le soir. Dans ce sens, le BRAL a joué un rôle important en nous réunissant et en nous aidant à démêler des dossiers parfois très techniques ou une réglementation complexe. C’était aussi un partenaire professionnel capable de consacrer des heures de travail au projet. C’était pratique de pouvoir tenir nos réunions ici et bénéficier d’un soutien logistique. Sinon, tout cela devient vite épuisant pour un collectif citoyen. Avoir le BRAL comme soutien a été précieux !

An

En repensant à toutes ces années d’engagement citoyen, y a-t-il quelque chose dont tu es particulièrement fière ?

Sophie

Je pense que nous avons planté beaucoup de graines qui ont commencé à fleurir, ce qui est très gratifiant. Je me souviens d’une période très enrichissante où j’ai rencontré de nombreuses personnes formidables, que je retrouve encore aujourd'hui dans ma vie privée ou professionnelle et sur lesquelles je sais pouvoir compter. 

Avec « Commons Josaphat », nous étions souvent invités à l’étranger, car notre slogan « In case of emergency, make your own city » (En cas d’urgence, créez votre propre ville) parlait à beaucoup de gens. Nous avons même vu nos autocollants à Bologne et Paris ! 

An

Nous avons reçu plus de reconnaissance à l’étranger qu’à Bruxelles. 

Sophie

À un moment donné, nous avons été contactés par des alliés parisiens cherchant un lieu pour organiser une « Assemblée européenne des biens communs » à Bruxelles. Rapidement, nous avons convaincu l’association Zinneke de nous prêter leurs locaux. Au matin, tous ces activistes, hackers et militants étaient au Parlement européen pour une session sur les biens communs, avant de continuer avec des ateliers et débats dans le bâtiment de Zinneke. Collect’actif, un service de restauration fondé par des réfugiés du parc Maximilien, assurait le catering. Les lobbyistes se demandaient : « Où sommes-nous vraiment ici ? » Ces moments sont gravés dans ma mémoire.

An

Ce dont je suis particulièrement fière, c’est de mon premier projet, le site de Tour et Taxis. Nous y avons travaillé sur un usage temporaire pour attirer les habitants du quartier. Nous avions demandé un parc d’au moins dix hectares. Et ce parc est bien là. L’idée de transformer cette ancienne voie ferrée en une connexion verte de qualité est née de nos ateliers citoyens. 

À un moment donné, les deux ponts de Tour et Taxis avaient été surélevés avec des terres amenées d’ailleurs. Nous appelions ça la « Coulée Brune ». Nous l’avons critiquée publiquement et utilisé ce moment pour promouvoir la « Coulée Verte », une liaison piétonne et cyclable. Cela semblait irréaliste, mais nous avons persévéré, et la L28 que nous avions dessinée est maintenant une réalité. 

« Créer la ville soi-même », que ce soit à Tour et Taxis ou « in case of emergency » à Josaphat, l’urgence était là et elle persiste. 

 

Publicatiejaar
2024

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